Mediapart – «Érosions» de Souad El Maysour – Conte de l’esclavage des Noirs au Maghreb
Il est des Maghrébins qui n’ont pas peur de la mémoire de l’esclavage. L’installation, « Érosions », placée au cœur d’un lieu emblématique de Bordeaux, a fait dialoguer l’histoire bordelaise de la traite des noirs à l’actualité des formes d’esclavage et de racisme négrophobe que subissent les populations subsahariennes au Maghreb. Quand Souad El Maysour installe des fragments d’une histoire universelle, dans le lieu d’expérimentations de nouveaux rapports avec la Nature et la Vie qu’est l’Eco-système Darwin, elle emprunte les chemins d’une mémoire collective dont elle a collecté, avec minutie et déférence, des éléments épars que seule la confrontation courageuse, avec son histoire personnelle et celle de ses origines, pouvait faire émerger. Souad El Maysour n’est donc pas qu’une artiste. Elle n’est pas que Française non plus. Elle est aussi Marocaine. Enfant d’immigrés, elle fut adjointe au maire de Strasbourg. Plasticienne engagée, elle est l’une des premières artistes à s’exposer dans une démarche militante d’évocation du passé et du devenir des millions de corps que l’historiographie et la vision romantique des caravanes traversant le Sahara, ont omis pendant des siècles. Un véritable tabou, que très peu d’intellectuels, ont traité. On se rappelle la formidable recherche anthropologique de l’algérien Malek Chebel dont le livre « L’esclavage en terre d’Islam » (2007) a ouvert la boite de pandore. Ainsi que le provocateur « Génocide voilé » (2008) de Tidiane Ndiaye qui a démontré la barbarie du mécanisme criminel de l’esclavage arabo-musulman dont les conséquences sur la vie des Noirs ont été sans commune mesure. Il est vrai qu’un autre Marocain, Chouki El Hamel, historien en Arizona, vient de publier « Le Maroc Noir, une histoire de la race et de l’esclavage en Islam » (2019). La première présentation de ce dernier ouvrage en France s’est tenue le 18 mai dernier à Bordeaux d’ailleurs concomitamment avec l’exposition de Souad El Maysour.
« J’ai découvert l’ampleur de ce déni un jour lorsque je voulus retrouver la place aux esclaves dans la Médina de Fès. La ville de mes ancêtres avait un marché, comme d’autres villes marocaines. Elle a continué à être alimentée, au moins jusqu’au début du XXe siècle, par les itinéraires mauritaniens, notamment le long des côtes. Pourtant je ne trouvais aucune indication ou trace… » Souad El Maysour
Fidèle à une démarche artistique affranchie des commandes publiques, désireuse et déterminée à nommer cette mémoire encore vive et qui manque tant au monde, Souad El Maysour choisit d’offrir son « acte politique » par le choix d’une organisation associative, Mémoires & Partages, qui, depuis plus de vingt ans, en France et au Sénégal, fait la pédagogie d’une histoire dont l’actualité exige de se débarrasser des œillères que l’histoire coloniale et des indépendances a installée dans les imaginaires. Et, c’est tout naturellement par le Sud Marocain que l’artiste commence son histoire fictionnelle et sa sensible évocation des lieux et des imaginaires des populations que l’histoire de l’exploitation a réunies. Sur le chemin d’un passé et d’un héritage encore vifs, poreuse à tous les vents du désert, Souad El Maysour fait feu de toute parole, texte, parole, image, sons et objet, qu’elle relie à cette histoire universelle en les installant sous une immense tente offerte par des femmes du Sud Marocain. Tout commence dans deux espaces ouverts par les fils ténus d’une mémoire à retrouver. Espace d’installation et espace vidéo par lesquels l’artiste nous invite à un voyage sans compromis dans un temps, un espace et des formes qui convoquent les histoires qui nous constituent. Pierres de sel, photographies, plâtres, cordes, sacs de jute, sons et tente sont les médiateurs de cette perte de mémoire. La déambulation commence donc par des images en continu sur deux télévisions qui installent un climat d’intimité dans une oasis marocaine où l’artiste, aidée par l’association La Caravane de Tighmart, a effectué une résidence entre 2017-2018. Tighmart, à proximité de Goulimine, est la scène inaugurale où des témoignages et mouvements de corps blancs et noirs agencent les solitudes séparées de descendants de captifs Noirs (Abid) et de descendants d’esclavagistes arabes blancs (Beidan). Faisant appel à l’héritage gréco-romain, et dans une sorte de performance-vidéo, Souad El Maysour va renverser, avec la complicité de deux descendants, le rituel de la Podonipsie que les populations arabo-musulmanes utilisent encore dans les rapports sociaux. Sous la tente, ces relations, que la violence de l’esclavage a exacerbées, resurgissent par des harnais de chameaux retenant des mains et des pieds sculptés, moulés mais coupés pour rappeler les châtiments corporels auxquels des captifs africains pouvaient être soumis.
« Soierie d’Alep, tissus d’Inde, parfums, café du Yémen, livre pieux et aussi quelques négresses d’Abyssinie fort recherchées au Maroc, ou des nègres de Bornou estimés plus résistants que les autres et que l’on trouvera, en 1866 encore, vendus à Fès à des prix de 50 % supérieurs à ceux payés pour les Noirs du Soudan. » (Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830–1894), Paris, PUF, 1961).
Mises à contribution les colonnes de la Manufacture de Darwin (ancienne caserne militaire sur la rive droite de Bordeaux), que l’usure du temps a préparé à cette installation, finissent par soutenir les images de l’ancien « Marché aux esclaves » de la Ville de Fés, l’actuel souk L’Marqtane, où les captifs attendaient leur prochain bourreau.
« Selon la légende autrefois répandue parmi les esclaves, ceux qui évitaient de manger du sel devenaient assez légers pour pouvoir s’envoler vers leur terre natale. » (Patricia Kaersenhout, L’âme du sel).
C’est finalement par le sel, première monnaie d’échange entre les hommes, comme le furent les captifs africains, que Souad El Maysour évoque l’universel possible d’une nature collaborative entre l’homme et l’animal. Par « le don et le contre-don », l’artiste fait sculpter des blocs de pierre par des langues de vaches et de brebis. L’abstraction sculpturale de ces formes permet d’en faire les messagers de textes en écriture Koufi relatifs à la vente des captifs africains, à la punition et à l’affranchissement. Une sorte de code noir arabo-musulman que la beauté stylistique des formes rend d’autant plus insupportable. Puissent les interstices lumineux que dessine Souad El Maysour laisser émerger ce peuple Noir du Maghreb, briser l’oubli de la condition qui lui est faite et participer à l’ouverture démocratique des sociétés arabo-musulmanes. Karfa Sira DIALLO