Souad El Maysour en dialogue avec Christelle Taraud

Souad El Maysour en dialogue avec Christelle Taraud (In Prostitution coloniale et post-coloniale, La Colonie éditions, 2019, Extrait)

SEM :

J’ai commencé ma réflexion à propos des images de « Mauresques » par cette carte postale du quartier prostitutionnel de Bousbir à Casablanca. J’étais tombée tout à fait par hasard sur des images de femmes de l’époque coloniale et j’avais été très choquée, enfin très saisie, par la manière dont on nous les présentait. C’est comme ça que j’ai commencé à acheter et à collectionner ces cartes postales. Et au fur et à mesure de ma quête, je tombais parfois sur les mêmes femmes, souvent déguisées d’une autre manière, mais dont les corps étaient systématiquement exhibés. Cela me choquait en tant que femme originaire du Maroc. Une histoire dont on ne m’avait parlé ni dans le récit familial ni, bien sûr, à l’école, mais que je rencontrais à travers ces images. Progressivement, ces femmes m’ont complètement obsédée. Elles m’ont habitée pendant près de deux ans. Ce qui m’a surtout marqué, au-delà de leur indéniable objectivation, c’était leur regard. Quel que soit leur âge, leur classe, leur origine « raciale », elles m’ont fascinée par ce regard. Ceci m’a amenée, très vite, à me demander comment en tant qu’artiste je pouvais traiter de ce sujet, comment je pouvais me réapproprier ces images sans les exhiber, sans les instrumentaliser, simplement en réintroduisant cette question dans le champ de l’art et donc j’ai fait le choix de travailler sur la question de l’identité. Cela m’a conduit au livre de Christelle sur la prostitution coloniale.

CT :

Une partie non négligeable du travail que j’ai réalisé porte, en effet, sur les imaginaires orientalistes et (post)-coloniaux. Ce dernier commence avec une réflexion critique sur la peinture et la photographie orientalistes d’hier et se poursuit avec la pornographie racialisée d’aujourd’hui notamment en questionnant l’obsession française autour de l’image de la beurette qui, elle-même, synthétise toute une série de stéréotypes en même temps orientalistes et coloniaux. Simplement je voulais dire que les images dont Souad vient de parler sont en fait très nombreuses et ce pour une raison très simple : c’est que l’invention de la photographie est concomitante de la première phase de l’expansion colonialiste française au XIXe siècle. La photographie commence vraiment à se développer dans les années 1840 qui sont aussi le moment où la colonisation de l’Algérie s’intensifie. Ceci explique pourquoi dans les fonds photographiques publics comme privés, qui sont très importants, on trouve des centaines de milliers d’Algériennes qui ont été les femmes les plus photographiées dans l’espace colonial français depuis le XIXe siècle. Ces photographies ont été ensuite, au début du XXe siècle, réutilisées dans le cadre de la carte postale coloniale là encore pour une raison très simple. C’est en effet à ce moment que le tourisme colonial commence à se développer de manière importante : on s’envoie alors des cartes des deux côtés de la méditerranée. Il est d’ailleurs fascinant de voir que ces cartes présentant des femmes semi-dénudées ne s’envoient pas seulement entre hommes mais peuvent aussi être reçues au sein des familles ou par une fiancée, compagne, femme… Ce qui diffère, bien sûr, c’est ce qu’on écrit au dos de la carte. Ainsi, quand on travaille sur ces images, il faut y réfléchir dans leur globalité : c’est-à-dire en questionnant tant l’image elle-même que le texte qui l’accompagne ainsi que la dynamique qui les unit. Enfin bien sûr – et cela rejoint tout à fait la question de l’identité qui fonde le travail de Souad – il faut s’intéresser aux femmes elles-mêmes. La grande majorité d’entre elles, nous le savons par le travail archivistique et historique, sont soit des prostituées, soit des auxiliaires de la prostitution (chanteuse, danseuse, modèle…). Ce sont, quoi qu’il en soit, des femmes qui sont dans la mouvance du sexe monnayé et qui travaillent régulièrement pour des peintres ou/et des photographes dans des ateliers de peinture et/ou dans des studios photographiques. Certaines d’entre elles font une vraie carrière en ce domaine : en travaillant sur les fonds iconographiques, dans la masse des images produites, on constate, en effet, que certaines femmes apparaissent très souvent, à des âges différents. Le travail le plus difficile à réaliser est alors de redonner vie à ces femmes, de les restituer dans une biographie, dans un parcours de vie, dans une trajectoire humaine. Ceci amène inévitablement à une réflexion politique – et pas seulement scientifique - sur qu’est-ce qu’on fait/doit faire de ces images : comment est-ce qu’on les montre, jusqu’où on les montre ? Cette question est d’ailleurs très clivée : certain-e-s historien-ne-s considérant qu’il ne faut plus les montrer du tout parce que leur violence intrinsèque est trop forte, trop stigmatisante, trop humiliante, et puis il y en d’autres, comme moi, qui pensent qu’il est absolument nécessaire de les donner à voir en faisant, bien sûr, un travail critique d’explicitation et de contextualisation. Nous sommes entrés, avec le XXe siècle, dans la civilisation de l’image. Nous sommes assaillis, en flux tendu, par elles sans avoir le plus souvent aucune formation – ou/et distance réflexive – pour les analyser, c’est-à-dire en prendre la mesure et les digérer. Or la grande majorité des stéréotypes racistes, nés pendant l’époque coloniale, continue évidemment à passer par ces images, à être répliqués par elles. Il faut donc nécessairement les affronter pour les dépasser. A l’image de ce que fait Souad (…).