LE PASSAGE A L’AUTRE

S’engager à écrire un texte introductif à l’œuvre de Souad El Maysour, serait un peu comme partir pour un long voyage allant du Rhin à la Méditerranée, traverser celle-ci pour saisir quelques mémoires indispensables, revenir en suivant ces invisibles lignes qu’empruntent les oiseaux migrateurs. Ces sortes d’oiseaux qui « existent » l’exil et qui de leurs ailes inscrivent d’inédits récits qui se rient des frontières. 

 

S’il subsiste des traces de lointaines traditions en certains de ses travaux, c’est pour permettre de discerner leur migration vers des horizons inattendus. En quelque sorte, transformer la racine en la course d’une pensée.

La coutume traditionnellement féminine du tatouage corporel au henné, est une pratique ancestrale que l’artiste transposa subtilement sur des corps du mobilier domestique. Armoires et commodes, objets patrimoniaux souvent transmis de générations en générations, portent ainsi signes d’une succession matriarcale.

Premier coup d’estoc porté au patriarcat ambiant, ici destitué du droit unilatéral de transmission. 

 

L’usage du henné, intervient à plusieurs endroits du travail de l’artiste. Dans ses sérigraphies, images reprises de cartes postales coloniales, autres objets de transit, la matière colorante de la plante remplace l’encre sérigraphique et sert à imprimer des parties de clichés produits au 19e et début du 20e siècle par les photographes orientalistes – séries d’images alors reproduites massivement montrant de jeunes femmes « indigènes », partiellement dénudées, offertes aux fantasmes des occidentaux et portant en sous titre des classifications ethniques et raciales.

Les impressions sérigraphiques, simplement recadrés sur les visages-icônes de ces femmes, traitées sur les cartes postales en anonymes « petites demoiselles[1] », sont insérées en des caissons lumineux. La lumière des caissons traverse ces images-portraits débarrassés du décorum entour et invite à nous éclairer de leur saisissante dignité.

Les moyens plastiques employés, mérite que l’on s’y attarde tant ils sont révélateurs de l’efficace des déplacements opérés. Le recadrage sur les seuls visages, acte privilégiant l’identité de ces femmes – l’échelle réelle donnée aux visages, plaçant le regardeur en un face à face sans domination possible – l’usage de la technique sérigraphique ici manuelle et du henné en place de l’encre, comme mode et médium de transmission plus que de reproduction – l’impression faite au revers du papier, laissant à l’éclairage interne le soin de révéler l’image au dos de la feuille et faisant de la sorte transparaître, à l’endroit, la figure inversé de toute estampe – la feuille prise non comme une surface mais comme une corporéité en capacité de dévoiler plus que d’être dévoilée, position inverse de celle par exemple d’un Marc Garanger[2].

 

L’œuvre suivante peut à présent être évoquée plus directement. Il s’agit d’une suite de prises de vue photographiques faites par l’artiste, avec pour focus les nudités qui se trouvent mises en scène dans ces mêmes images de cartes postales. Les choix sont ici infiniment plus complexes encore, puisque ces prises de vue se confondent à des plis de drapés, plis auxquelles des parties de corps nus s’intriquent. La transparence du voile vient immédiatement à l’esprit mais elle est vite contredite par une sensation ambiguë : tentative de voiler les nudités ? Ou, plus justement, qu’est ce qui se (dé)voile là ?

La formule avec parenthèses est empruntée à Christelle Taraud[3] dont je cite quelques extraits d’un texte écrit pour une exposition de cartes coloniales[4] :

 

…/ Dans les cartes postales, les photographes se jouent souvent, en effet, de l'absence-présence, du permis (halâl) et de l'interdit (harâm), du public (tajahûr) et du privé (sîtr) – notions propres à la culture islamique qu'ils (les photographes occidentaux) refaçonnent symboliquement à leur profit …/ Le voile donne ainsi du mystère aux femmes "indigènes" figurées. Il est une clé vers leur intimité, toujours dépeinte comme sensuelle et offerte ; féminité "accessible" …/ des silhouettes cyclopéennes aux profils masqués de haïks, de burqu, de hidjabs blancs ou noirs, si les femmes recouvrent progressivement l'intégralité de leur regard, elles perdent aussi une partie de ce qui faisait leur charme suranné et atemporel : une certaine distance face à leur image. Dans de nombreuses représentations de femmes, le haïk fétichisé devient ainsi une sorte d'artifice de séduction exclusivement propice au dévoilement. On reste interdit devant l'ordonnancement mécanique de ce «strip-tease» oriental où le corps statique des femmes, pourtant assimilé par la culture islamique à un sexe à cacher ('awra), s'expose brutalement en pleine lumière. Dans ce dévoilement, qui préfigure déjà la classique « Mauresque aux seins nus » de la carte postale coloniale, on passe alors d'un objet inaccessible à un objet offert. /… 

 

Par ailleurs Giorgio Agamben, dans un ouvrage intitulé « Nudité[5] », présente celle-ci comme étant un vêtement.

 

L’œuvre dont il est alors question ne serait-elle que voiles de nudités ?

 

Une attention plus fine au processus du travail nous donnera quelques clefs.

 

Par un regard plus exigeant, nous pouvons percevoir que les parties de corps sont des prises de vue de cartes préalablement projetés sur un tissu, se révélant par lui. Il s’agit en conséquence de prises de vue où transparaissent non les corps mais un dispositif de prise de vue propre à l’artiste. Etape « re-modélisée » pour une seconde mise en scène et prise de vue ; celles présentées en l’exposition. Comme dans les portraits, il y a retournement de l’image.

Comme en une formule postale encore en usage, il se pourrait bien y avoir retour à l’(en)voyeur.

 

Le tissus écran est le même pour toutes les images et sa matière discernable est bien trop grossière pour soutenir une providentielle référence à l’érotomanie lié à la soie ou syndrome de Clérambault[6].

Il s’agit d’un lin pesant, matière dont sont tissés les linceuls et dont on enveloppe les morts en terre d’Islam. Autre manière de poser la frontière du désir ? Ou autre manière de dévoiler l’interdit ? Peut-être les deux à la fois.

 

La vidéo présentée dans l’exposition porte pour titre « Farfara », terme désignant une friandise présentée sous la forme d’un yoyo.

Sucrerie typique du Maroc durant les années 60/70, cet objet du désir articule le plaisir ludique au plaisir gustatif et pose aussi crûment que cruellement deux possibles usages s’excluant mutuellement sitôt que s’engage un choix.

Jouir en jouant et/ou jouir en suçant sont le principe d’intermittence de cette friandise.

Là encore l’objet est on ne peut plus transitionnel. Remettre à plus tard la jouissance de la dévoration serait comme se rappeler dans l’enfance de la séparation (selon la théorie freudienne de la bobine et du fil), seulement l’objet choisi dans la vidéo se trouve être un soleil, objet céleste par définition insaisissable…

Loin d’un récit illustratif, cette vidéo commence dans l’obscurité d’un espace intérieur (utérin ? clos du sérail ?). Le parcours dans l’espace passe progressivement à la lumière du soleil, astre doublé par la forme de la friandise tenue dans les mains d’une femme jouant d’habileté en une lumière rayonnante.

D’autres mains apparaissent également lors de cette montée au jour. Ces mains sont celles d’une femme plus âgée assise au bord d’une fontaine sur une terrasse d’où on peut saisir le bruissement d’une médina (le son est du registre de l’espace). Le film se clos sur la dévoration du soleil par une petite fille (acte sensuel ? cruel ?). La transmission là encore est matriarcale et situe un devenir femme. Vouloir aller plus loin dans l’analyse de ce film serait un travail d’un autre ressort que l’invitation au voyage imaginaire.  

A chacun d’engager sa propre lecture. Mais à n’en point douter, ce film vidéo, présenté en boucle, réfère de façon contemporaine à l’héritage du cinéma et de sa bobine.           

 

En les trois pièces montrées dans l’exposition, la lumière tient une place essentielle. Il ressort une sorte de régime de la lumière propre à l’artiste qui se réfère moins aux régimes du « clair obscur » de la peinture occidentale[7], qu’au théâtre d’ombre si proche du théâtre de la mémoire.

Matérialité de l’écran / immatérialité de l’image projeté ou non, aura et hétérotopie s’y trouve mêlées.

Il est aussi question là de cette part d’ombre qu’occulte la lumière, si justement décrite par Giorgio Agamben dans un texte intitulé : « Qu’est ce que le contemporain ?[8] ».

 

Etre contemporain, serait cette incessante capacité de rechercher loin de l’éblouissement des projecteurs de l’actualité, toujours et à nouveau, de quoi réduire les fractures du monde pour continuer le chemin. Souad El Maysour y emploie assurément tout son talent d’artiste.  

         Jean-Claude Luttmann,2010

Artiste et professeur à la Haute Ecole des Arts du Rhin

 [1] Traduction de Kutchuk Hanem, nom d’une courtisane que Flaubert célébra en ses correspondances d’orient.

[2] En 1960, Marc Garanger effectue son service militaire en Algérie. Afin de contrôler les populations rassemblées dans des "villages de regroupement", l'armée française décide d'attribuer des cartes d'identité. Marc Garanger eut pour mission de photographier jusqu'à deux cents visages par jour. Ces portraits témoignent de l'acte de violence fait aux femmes algériennes forcées de se dévoiler.

[3] Membre du centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Paris 1/Paris IV) et professeure dans les programmes parisiens de colombia University of New york, de Vassar and Wesleyan College et de New york University.

[4] Femmes orientales dans la carte postale coloniale - musea.univ-angers.fr

[5] Nudités, Giogio Agamben, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèques rivages », 2009

[6] Du nom de Gaëtan Gatian de Clérambault, psychiatre, ethnographe et photographe français (1872 - 1934).

[7] Brève histoire de l'ombre, Victor I. Stoïchita, Droz, 2000

[8] Qu'est-ce que le contemporain ?, Giogio Agamben, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2008